Le Temps

La quintessence de l'ABBerration

A l'automne dernier, je m'étouffais dans ces colonnes (chronique du 17.11.17 "Le sommet de l'ABBomination") devant la décision absurde de la Direction générale du groupe helvético-suédois de restructurer un site genevois pourtant profitable (résultats supérieurs aux autres usines européennes) et prometteur, en déplaçant sa production dans ses usines polonaises tout en supprimant 125 postes... Cette annonce avait déclenché une grève de 6 jours, mobilisé aussi bien les syndicats que les politiques, puisque le Conseiller d'État Pierre Maudet avait tenté un compromis et que 80 députés avaient signé une lettre ouverte à la Direction du Groupe. Ces différentes démarches restèrent lettre morte, si l'on excepte un plan social négocié qui, pour l'instant, somnole dans quelques tiroirs métalliques du bord de la Limmat.

Plus de 9 mois après cette annonce spectaculaire, il ne s'est toujours rien passé. Les usines polonaises ne sont pas prêtes pour reprendre la production genevoise, ce que l'ancienne direction de Satigny avait prévu, et la grande majorité des managers qui a imposé cette décision a, soit quitté le groupe, soit pris d’autres positions, qui ne sont plus en rapport avec les activités du site genevois. Le responsable de la Région Europe, le patron de la Suisse, le chef de la Business unit comme celui de la ligne de produits ont tous quitté le navire quelques mois plus tard, pour un autre job ou une retraite bien méritée, ce qui implique que certains savaient qu'ils allaient partir à l'heure de la décision. Vous avez bien lu, sur les 5 responsables aux différents niveaux de la matrice organisationnelle qui étaient aux commandes en dessus de la Direction genevoise, un seul est toujours là : celui en charge de la Division Power Grid ! Imaginons un instant l'incroyable perte de valeur qu'a générée cette décision. Dans l'entreprise, aucune personne ne sait aujourd'hui qui va partir et qui va rester, ce qui développe une ambiance de travail particulièrement lourde où la productivité est en chute libre et l'absentéisme explose, générant ainsi des problèmes de qualité, de la sous-traitance en Italie et le recours à de la main d'œuvre temporaire. Le DG et deux des principaux membres de la direction genevoise, celle qui avait redressé l'entreprise à l'époque, l'ont quitté et ont rapidement retrouvé un nouveau job, comme une bonne douzaine de collaboratrices et collaborateurs, certainement les plus compétents et les plus mobiles. Ceux qui restent et qui n'ont jamais démérité tiennent la baraque, bravo à eux, en attendant que le ciel leur tombe sur la tête. Plus aucune perspective pour le personnel ou les sous-traitants, un niveau de motivation dans les chaussettes, des compétences, du savoir-faire et des investissements, notamment en formation, qui partent en fumée, sans oublier une image fortement et durablement dégradée.

Certes, cette entreprise n'est pas la seule à fonctionner de la sorte, les exemples sont multiples, mais ce management arrogant, pathogène, irresponsable et capable de décisions stratégiques aussi pauvres, issu d'une culture de mercenariat qui privilégie la défense de ses propres intérêts avant ceux de l'organisation, devrait être combattu sans relâche. Ces mécanismes qui font qu'aucune influence, politique, syndicale ou managériale à un niveau inférieur, ne peut remettre en question une mauvaise décision sont préoccupants et ils méritent d'être challengés, dans la mesure où c'est la collectivité qui, in fine, en assume les conséquences. Cette entreprise n'a manifestement rien appris de ses erreurs du passé et si elle persiste dans cette culture et ce type de gestion, elle rejoindra Swissair ou d'autres, sur la liste des entreprises juste pas assez grandes pour ne pas faire faillite.